≈ 60 minutes · Sans entracte
« Une symphonie, c’est comme le monde; cela doit englober tout », disait Gustav Mahler. Ce dicton ne saurait s’appliquer à toutes les symphonies, bien sûr, mais la Neuvième de Beethoven incarne cet idéal à un degré égalé par très peu de symphonies. Par sa grandeur, sa puissance élémentaire, sa portée cosmique et son affirmation de l’esprit humain universel, la Neuvième embrasse un monde d’émotions qui vont du pathétique le plus profond à la joie exubérante, de la fureur démoniaque au calme séraphique, de l’énergie motrice à la placidité béate. Cette œuvre symphonique d’une durée de 70 minutes semble décrire une vaste structure qui prend forme « devant nous… semblant sortir du néant », ainsi que Klaus Roy décrit les mesures d’introduction. « Les fragments commencent à s’agréger; les atomes et les molécules s’unissent en de plus grandes structures. En écoutant la Symphonie no 9, la plupart des auditeurs éprouvent le même sentiment de respect teinté d’émerveillement et de mystère que lorsqu’ils contemplent la voûte céleste étoilée. »
La Neuvième de Beethoven est entourée bien souvent aujourd’hui d’une aura d’exaltation festive, mais tel ne fut pas toujours le cas. Et l’œuvre n’a pas toujours eu la notoriété quasi universelle qu’on lui prête de nos jours. Le principal point d’achoppement a été, étonnamment, le mouvement même qui a conféré à l’œuvre un quasi-statut de musique « pop », avec le thème de l’« Ode à la joie ». Cinquante ans après la création de la symphonie, qui eut lieu à Vienne en 1824, Georges Bizet écrivait que les auditoires parisiens ne comprenaient toujours pas l’œuvre. Verdi était déconcerté par les passages vocaux. En 1899, le critique Philip Hale, de Boston, s’est permis d’évoquer « l’indicible médiocrité de la mélodie principale » et de lancer la question : « Le culte voué à cette symphonie n’est-il pas que fétichisme? »
Il y a eu toute une controverse – dont il subsiste encore aujourd’hui des relents – autour de la question : la Neuvième est-elle le fruit d’un suprême éclair de génie, d’une glorieuse erreur ou d’une gaffe pure et simple? Dès 1793, Beethoven manifesta le désir de mettre en musique l’« Ode à la joie » de Schiller (écrite en 1785), ce qu’il fit à titre d’esquisse en 1798. Ce n’est qu’en 1822 qu’il contempla l’idée d’intégrer « An die Freude » au finale de la symphonie. Même l’été suivant, il envisageait toujours un finale instrumental. Le thème de ce mouvement, qu’il rejettera finalement, allait servir plus tard dans le dernier mouvement du Quatuor à cordes en la mineur, opus 132. Nombre d’auditeurs considéraient la composition comme 75 % musique absolue et 25 % cantate. D’autres y voyaient un « tout supérieur, parfait, inévitable ». On s’entend généralement aujourd’hui pour dire que le finale constitue bien l’apothéose logique des mouvements précédents. Sir Donald Tovey expose cette idée en ces termes : « Rien dans la Symphonie chorale de Beethoven ne saurait s’imposer de manière plus évidente à nous que cette perception que le finale choral a ici sa place. » Et dans la même veine, Marion Scott disait de ce finale qu’il « apportait cette qualité sans laquelle Beethoven estimait toute chose incomplète ».
Douze années se sont écoulées entre la Symphonie no 8 (1812) et le moment où Beethoven a mis la touche finale à son ultime symphonie. Les idées, les esquisses et les fragments se sont lentement agrégés au cours de nombreuses années, mais le compositeur ne s’est vraiment attelé à la tâche qu’en 1822. C’est au début de l’année 1824 qu’il a terminé l’écriture de la Symphonie no 9, dont la création a eu lieu le 7 mai de la même année. L’exécution de cette musique farouchement originale et redoutable pour les interprètes, après tout juste deux répétitions, ne pouvait se révéler très satisfaisante. Et pourtant, elle émut profondément l’auditoire. L’événement déclencha cette célèbre et véridique histoire que les biographes se plaisent à relater : sur scène, Beethoven avait suivi l’interprétation de l’œuvre, sa copie de la partition à la main; les dernières notes furent suivies d’un tonnerre d’applaudissements, mais Beethoven, complètement sourd, était encore tout absorbé par les sons qu’il voyait défiler dans sa tête. L’un des chanteurs, lui touchant la manche, le fit se retourner pour recevoir les applaudissements destinés au plus grand compositeur vivant de la planète.
Après avoir finalement décidé d’intégrer l’« An die Freude » à sa Symphonie no 9, Beethoven eut beaucoup de mal à trouver la bonne façon d’introduire cet élément vocal dans une symphonie par ailleurs purement instrumentale. La solution qu’il trouva fut une introduction instrumentale dans laquelle de brèves références aux trois mouvements précédents sont rejetées de façon péremptoire par un passage s’apparentant à un récitatif pour violoncelles et contrebasses. Ce récitatif présente le matériau musical du premier passage vocal (par le baryton-basse) qui proclame : « Ô amis, pas de ces accents! Mais laissez-nous en entonner de plus agréables, et de plus joyeux! », où le célèbre thème, joué précédemment par l’orchestre, est maintenant chanté (« Freude, schöner Götterfunken... »). Ce thème, d’une simplicité presque naïve, a occasionné mille maux à Beethoven. On en trouve des dizaines de variantes dans ses brouillons, jusqu’à la version aboutie qu’il a finalement retenue.
L’ouverture de la symphonie est l’une des plus célèbres du répertoire. Il ne faut qu’un moment à l’auditeur pour reconnaître, dans les premières mesures, ce climat d’attente empreint de respect, créé par la sonorité de quintes dépouillées exécutées par les cors, l’étrange bruissement des cordes graves et les fragments thématiques des violons qui finissent bientôt par se souder dans une formidable exclamation de l’orchestre à l’unisson. Bien que le mouvement soit de forme sonate (exposition – développement – récapitulation – coda), il contient une immense gamme d’idées thématiques et s’avère beaucoup trop complexe pour se limiter à une analyse portant sur le contraste traditionnel entre le premier et le deuxième thème. Le principe de la progression continue s’impose plutôt, la plus grande partie du matériau musical se distinguant par son intérêt rythmique, plutôt que mélodique. La section du développement se concentre longuement sur le thème principal (l’exclamation initiale de l’orchestre à l’unisson). Tout à coup, deux immenses énoncés terrifiants du thème principal en ré majeur sur des roulements de timbales signalent l’approche de la récapitulation. Leo Treitler décrit « l’éclat formidable que peut avoir le mode majeur. L’auditeur ressent somme toute un véritable choc d’être ainsi catapulté avec une grande violence plutôt que d’être conduit avec prévenance. » Le mouvement s’achève sur une vision d’apocalypse.
Pour la première et unique fois dans une symphonie de Beethoven, le scherzo précède le mouvement lent, formule reprise par Bruckner 70 ans plus tard dans sa propre Neuvième symphonie, elle aussi en ré mineur. En tant que musique d’une puissance motrice implacable, le scherzo n’a pas son pareil. Cette structure énorme comprend un scherzo de forme sonate comportant deux thèmes importants. Mais, comme dans le premier mouvement, il n’y a rien de conventionnel dans cette forme sonate. Le motif rythmique martelé dans les mesures d’ouverture et sa chute caractéristique d’une octave sont omniprésents dans le premier thème développé à la façon d’une fugue, qui devient par la suite le motif d’accompagnement du deuxième thème, énergique et joyeux, énoncé à l’unisson par les bois. La section centrale en trio apporte un répit bienvenu – une bouffée d’air frais et de soleil. Le trio, avec ses couleurs plus vives, son mode majeur et ses textures plus transparentes, contraste par rapport à la puissance démoniaque du scherzo, qui est entièrement repris par la suite.
Le mouvement marqué Adagio, un des plus sublimes de tous les temps, contraste vivement avec l’énergie entraînante et l’aspect sombre et impressionnant des premiers mouvements. Deux thèmes lyriques et bien contrastés, d’une beauté transcendante, sont élaborés tour à tour sur le modèle de la double variation. Un climat de douce exaltation et de paix profonde règne dans les dernières pages, avant d’être pulvérisé par un éclat qui compte parmi les plus effroyables de toute l’histoire de la musique.
Après ce long prologue instrumental, que nous avons déjà abordé plus haut, le mouvement prend la forme d’une variation libre. L’« Ode à la joie », qui commence par la première strophe interprétée par le baryton, est soumise à une grande variété de traitements : présentation deux fois par un quatuor vocal de solistes (suivi d’une réponse du chœur); marche faisant appel aux instruments associés par les Viennois à la musique « turque » – triangle, grosse caisse, piccolo – avec solo de ténor; fugue orchestrale élaborée, à laquelle répond une puissante affirmation chorale de l’« Ode à la joie »; nouveau thème solennel lancé par « Seid umschlungen, Millionen » (Andante maestoso), d’abord par les voix masculines du chœur et les trombones, qui se combinent dans la section suivante (Allegro energico) à l’« Ode à la joie » dans une grande double fugue; quatuor vocal introduit par les voltiges des violons et appuyé par la suite par le chœur complet. Tout cela mène à la célèbre cadence pour les solistes qui exploite pleinement le registre lyrique des voix qui s’unissent à l’orchestre. Chacun des solistes chante les notes les plus aiguës de sa tessiture. Dans une éruption finale de joie délirante, la Symphonie no 9 s’achève dans les sphères de l’Élysée, à des années-lumière des préoccupations et des peines de la vie quotidienne.
Maynard Solomon, spécialiste de Beethoven, a résumé dans les termes suivants l’importance de la Symphonie no 9 de Beethoven lors d’un exposé qu’il avait présenté à Détroit il y a quelques années : « On peut considérer la vie et l’œuvre de Beethoven comme une quête de l’Élysée, recherche d’un “jour de joie pure”, d’une harmonie fraternelle et familiale ainsi que d’un ordre social juste et éclairé. Cette quête trouve son accomplissement symbolique dans l’“Ode à la joie” de la Symphonie no 9.
« La Neuvième de Beethoven , continue Solomon, a été perçue par les générations ultérieures comme un modèle insurpassable de la culture affirmative, une culture qui, par sa beauté et son idéalisme, neutralise, selon certains, l’angoisse et la terreur de la vie moderne, allant ainsi à l'encontre d'une perception réaliste de la société [...]. Si nous perdons le rêve de la Symphonie no 9, il risque de n’y avoir plus rien pour faire contrepoids aux terreurs déferlant sur la civilisation, aux Auschwitz et aux Vietnam de la Terre, dans le paradigme des potentialités de l’humanité. »
Traduit d’après Robert Markow
Mario Bernardi dirigeait la première prestation de la Symphonie no 9 de Beethoven offerte par l’Orchestre du CNA, en 1974, aux côtés des solistes Jeanette Zarou, Gloria Doubleday, Tibor Kelen et Joseph Rouleau. L’ensemble a donné sa plus récente interprétation de l’œuvre en septembre dernier, sous la baguette d’Alexander Shelley et avec Ambur Braid, Lauren Segal, John Tessier et Phillip Addis comme solistes.
Communicateur passionné, Daniel Bartholomew-Poyser apporte clarté et sens à la salle de concert, tissant des liens profonds entre le public et les interprètes. Il œuvre actuellement comme premier chef des concerts jeunesse et partenaire de création de l’Orchestre du Centre national des Arts, premier chef des concerts éducatifs et ambassadeur communautaire de l’Orchestre symphonique de Toronto, artiste en résidence et ambassadeur communautaire de l’ensemble Symphony Nova Scotia, et chef résident des concerts éducatifs et de rayonnement de l’Orchestre symphonique de San Francisco.
Il a dirigé les orchestres philharmoniques de New York et de Calgary, les orchestres symphoniques de Houston, Détroit, Edmonton, Winnipeg, Vancouver et Regina, le Carnegie Hall Link-Up Orchestra, la Compagnie d’opéra canadienne et le National Symphony Orchestra, et il est directeur musical du Kennedy Center Summer Music Institute. Ancien chef d’orchestre adjoint de l’Orchestre symphonique de Kitchener-Waterloo et chef associé de l’Orchestre symphonique de Thunder Bay, le maestro a été chef d’orchestre substitut avec le Washington National Opera.
Il anime l’émission de radio hebdomadaire Centre Stage de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC), diffusée à l’échelle nationale. Il a également fait l’objet d’un documentaire primé de la CBC intitulé Disruptor Conductor, portant sur ses concerts destinés aux populations neuroatypiques, aux détenus, à la diaspora africaine et aux membres des communautés 2ELGBTQ+.
Titulaire d’un baccalauréat en interprétation musicale et en éducation de l’Université de Calgary, il a obtenu sa maîtrise en interprétation musicale au Royal Northern College of Music de Manchester, en Angleterre.
L’Orchestre du Centre national des Arts (CNA) du Canada est reconnu pour la passion et la clarté de son jeu, ses programmes d’apprentissage et de médiation culturelle visionnaires et son soutien indéfectible à la créativité canadienne. Situé à Ottawa, la capitale nationale, il est devenu depuis sa fondation en 1969 l’un des ensembles les plus encensés et les plus dynamiques du pays. Sous la gouverne du directeur musical Alexander Shelley, l’Orchestre du CNA reflète le tissu social et les valeurs du Canada, nouant des liens avec des communautés de tout le pays grâce à sa programmation inclusive, ses récits puissants et ses partenariats innovants.
Alexander Shelley a façonné la vision artistique de l’Orchestre depuis qu’il en a pris les rênes en 2015, poursuivant sur la lancée de son prédécesseur, Pinchas Zukerman, qui a dirigé l’ensemble pendant 16 saisons. Le maestro Shelley jouit par ailleurs d’une belle renommée qui s’étend bien au-delà des murs du CNA, étant également premier chef d’orchestre associé de l’Orchestre philharmonique royal au Royaume-Uni ainsi que directeur artistique et musical d’Artis—Naples et de l’Orchestre philharmonique de Naples aux États-Unis. Au CNA, Alexander Shelley est épaulé dans son rôle de leader par le premier chef invité John Storgårds et par le premier chef des concerts jeunesse Daniel Bartholomew-Poyser. En 2024, l’Orchestre a ouvert un nouveau chapitre avec la nomination d’Henry Kennedy au nouveau poste de chef d’orchestre en résidence.
Au fil des ans, l’Orchestre a noué de nombreux partenariats avec des artistes de renom comme James Ehnes, Angela Hewitt, Renée Fleming, Hilary Hahn, Jeremy Dutcher, Jan Lisiecki, Ray Chen et Yeol Eum Son, assoyant ainsi sa réputation d’incontournable pour les talents du monde entier. L’ensemble se distingue à l’échelle internationale par son approche accessible, inclusive et collaborative, misant sur le langage universel de la musique pour communiquer des émotions profondes et nous faire vivre des expériences communes qui nous rapprochent.
Depuis sa fondation en 1969, l’Orchestre du CNA fait la part belle aux tournées nationales et internationales. Il a joué dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada et a reçu de nombreuses invitations pour se produire à l’étranger. Avec ces tournées, l’ensemble braque les projecteurs sur les artistes et les compositeurs et compositrices du Canada, faisant retentir leur musique sur les scènes de l’Amérique du Nord, du Royaume-Uni, de l’Europe et de l’Asie.
Alliance internationale des employés de scène et de théâtre