Publié le 28 septembre 2018
Compositeurs : Maurice Ravel, Walter Boudreau, Nikolay Andreevich Rimsky-Korsakov
Interprètes : Orchestre du Centre national des Arts du Canada, Alexander Shelley, Alain Lefèvre, Yosuke Kawasaki
Periodes : Contemporaine, 19e siècle
Genres : Concerto, Musique orchestrale, Piano
2020 – Sélectionné pour le prix JUNO Album classique de l’année (Grand ensemble)
Les œuvres réunies sur cet enregistrement racontent des histoires en musique, évoquant de façon saisissante les personnages, les lieux et les époques qu’elles dépeignent.
Rimski-Korsakov brosse un tableau épique des Mille et une nuits en faisant revivre la brillante et rusée Shéhérazade, qui échappe constamment à la mort et finit par triompher dans sa résistance au méchant Shahriar.
À partir d’un canevas musical d’une ampleur comparable, Walter Boudreau se penche sur la vie fascinante du visionnaire poète Claude Gauvreau. La pièce a été écrite pour le soliste Alain Lefèvre qui, par le truchement de la partie de piano aux exigences techniques vertigineuses, personnifie le poète québécois, véritable phénomène littéraire qui trouve finalement sa rédemption dans la mort qui le transfigure.
Ravel, une personnalité musicale qui, à maints égards, fait le pont entre l’école russe de Rimski-Korsakov et l’héritage québécois de Boudreau, nous a laissé, dans une sublime miniature musicale, la vision parfaite et immuable d’une belle jeune princesse dont la danse se répercute à travers les âges.
© Alexander Shelley
La danse a souvent été source d’inspiration pour Ravel, tout au long de sa carrière. La Pavane pour une infante défunte, exquise miniature pour piano, est l’un de ses premiers succès. Écrite en 1899, alors que le compositeur était encore étudiant, l’œuvre est dédiée à une célèbre mécène, la princesse de Polignac. « Il ne s’agit pas d’une lamentation à l’occasion de la mort d’une enfant, explique Ravel, mais plutôt de l’évocation d’une pavane qu’aurait pu danser une de ces petites princesses de la cour d’Espagne peintes par Vélasquez. » L’orchestration de la Pavane par le compositeur, en 1910, ne fit qu’en accroître la popularité. La pavane, danse solennelle en vogue à la cour d’Espagne au XVIe siècle, prend sous la plume de Ravel l’allure d’une mélodie gracieuse et lancinante associée à un accompagnement de douces ondulations rythmiques. Tout au long de la pièce, les cordes jouent en sourdine, ajoutant une touche mystérieuse à son caractère subtilement archaïque.
La Pavane fut créée par le pianiste Ricardo Viñes à Paris, le 5 avril 1902. Ravel lui-même l’enregistra sur rouleau perforé DuoArt en 1922. La première exécution de la version orchestrée fut dirigée par Alfredo Casella le jour de Noël 1911. Le charme pittoresque, l’atmosphère évocatrice et la tranquillité idyllique de ce chef-d’œuvre ont séduit des millions d’auditeurs.
Le Concerto de l’asile est né d’une valse de cinq minutes que Boudreau avait écrite dans le cadre d’une musique de scène pour une production scénique de L’Asile de la pureté de Claude Gauvreau, une oeuvre écrite en 1953. Dramaturge et poète montréalais, Gauvreau (1925-1971) était aussi un polémiste qui s’est joint au mouvement artistique radical des Automatistes et a pris part à la rédaction de son manifeste, le Refus global (duquel s’inspire le titre de cet album: « Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes »). Pour le compositeur, ce concerto est un hommage au poète avant‑gardiste.
Le titre du premier mouvement, Les oranges sont vertes, renvoie à la dernière oeuvre importante de Gauvreau, créée à titre posthume en 1972. Le matériau musical passe constamment du soliste à l’orchestre et inversement, apparemment sans parvenir à établir un dialogue. Comme l’explique Boudreau : « Le premier mouvement relate en quelque sorte le porte-à-faux entre son univers poétique visionnaire (le piano) et la société obscurantiste de l’époque, incarnée par l’orchestre. À la fin du mouvement, on perçoit dans la cadence du piano le moment où Gauvreau perd la raison, et subit des thérapies à base d’électrochocs et de sédatifs. Les sédatifs qui lui sont administrés à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu le propulsent dans une bulle extatique, évoquée dans le deuxième mouvement.
Un lent regain de conscience mène au mouvement final, La charge de l’orignal épormyable, considéré par beaucoup comme le chef-d’œuvre de Gauvreau. Dans ce mouvement, la petite valse (« douloureusement triste, quasi surréaliste », selon Alain Lefèvre) qui est à l’origine de tout le Concerto agit comme un catalyseur pour ramener des éléments constitutifs du premier mouvement. Une procession funéraire s’ensuit, mais le Concerto s’achève en apothéose.
Les contes des Mille et une nuits, qui contiennent environ 200 épisodes liés par un même fil dramatique, ont été imaginés il y a de nombreux siècles dans les pays d’Orient. Ces histoires, embellies par chacun des conteurs qui les ont transmises, ont traversé les siècles et sont parvenues jusqu’à nous. Une conteuse nommée Shéhérazade est le pivot de cette tapisserie riche et colorée réunissant diverses histoires, des contes populaires, des poèmes et des épisodes dramatiques.
Ayant été humilié par sa femme infidèle, Shahriar, roi de Perse, voulut assouvir lui-même sa vengeance aux dépens de l’ensemble des femmes de sa ville. Il décida que chaque soir, il épouserait une belle jeune femme qui serait exécutée le lendemain. Au bout d’un certain temps, une jeune fille pleine d’esprit et d’intelligence, au charme exceptionnel, imagina un plan destiné à mettre fin à ce règne de la terreur. Elle proposa au roi de devenir sa prochaine épouse. Ce dernier accepta volontiers, s’empressant même de l’avertir qu’elle mourrait le jour suivant. Comme l’heure du coucher approchait, la jeune fille commença à raconter au roi une histoire fascinante et s’interrompit au moment le plus captivant, en promettant de raconter la suite le lendemain. Le roi reporta son exécution pour pouvoir entendre la suite de l’histoire, mais la jeune épouse appliqua la même tactique la nuit suivante et chaque nuit par la suite, pendant mille nuits. Pendant ce temps, elle eut un fils et le roi, qui s’était mis à l’aimer, avait finalement cessé de détester systématiquement les femmes. La reine avait aussi gagné l’estime et la gratitude du peuple, qui la nomma Shéhérazade, qui signifie « libératrice de la ville ».
Rimski‑Korsakov, qui était passé maître dans l’art d’exploiter de façon éblouissante les couleurs et les sonorités orchestrales, était le compositeur idéal pour mettre ces contes en musique. C’est au cours de l’été 1888 qu’il écrivit Shéhérazade, son programme de musique narrative en quatre mouvements inspiré de scènes des Mille et une nuits.
L’œuvre fut exécutée pour la première fois à Saint-Pétersbourg le 22 octobre 1888, sous la direction du compositeur. La voix de la séduisante et mystérieuse Shéhérazade (violon solo) est l’un des multiples aspects envoûtants de cette œuvre nuancée et terriblement fascinante.
Traduit d’après Robert Markow