Publié le 24 mars 2023
Compositeurs.trices : Clara Schumann, Robert Schumann, Johannes Brahms
Interprètes : Alexander Shelley, L’Orchestre du Centre national des Arts, Stewart Goodyear, Yosuke Kawasaki, Rachel Mercer, Gabriela Montero, Liz Upchurch, Adrianne Pieczonka
Époque : Romantique
« Une collection superbe » — ★ ★ ★ ★ ★ BBC Music Magazine
Voici le troisième de quatre albums d’un cycle d’enregistrement qui souligne l’imbrication des relations à la fois artistiques et personnelles entre trois géants de la musique : Clara Schumann, Robert Schumann et Johannes Brahms. Les symphonies de Robert et Johannes y sont jumelées et combinées aux œuvres orchestrales et de musique de chambre de Clara, la compositrice, pianiste, mère, épouse et muse qu’ils ont tant admirée, chérie et aimée.
Splendide cadeau pour les mélomanes, cette musique constitue également une fenêtre intime sur une conversation artistique entre les trois musiciens. Comme vous pourrez le lire dans les notes éloquentes de l’auteur Jan Swafford et de la spécialiste de Clara Schumann Julie Pedneault-Deslauriers, les œuvres figurant sur cet enregistrement sont aussi interreliées dans leur ADN musical que les vies de ces trois extraordinaires compositeurs. J’espère qu’en les écoutant vous pourrez découvrir l’inspiration et l’admiration mutuelles qui régnaient entre eux, reconnaître la dette qu’ils ont les uns envers les autres et célébrer tout ce qu’ils nous offrent.
— ALEXANDER SHELLEY
Au-delà du fait que cet enregistrement associe deux des plus grandes symphonies de notre tradition, le fil qui les rattache transcende les partitions, car il unit des compositeurs dont les existences étaient profondément liées, tant sur le plan personnel que musical : Robert Schumann, qui a découvert Johannes Brahms alors qu’il n’était qu’un étudiant de vingt ans, et qui a déclaré dans un article de journal célèbre que Brahms était le prochain sauveur de la musique allemande, avant de sombrer peu après dans la folie ; et Brahms qui, après cette troublante introduction au monde et l’effondrement de son mentor, est tombé amoureux de Clara, l’épouse de Robert, l’une des plus grandes pianistes de son temps.
Si cette situation vous semble confictuelle, c’est qu’elle l’était réellement. D’une certaine manière, Brahms devait tout à Robert, et en même temps, la notoriété prématurée que Robert lui avait infigée a pesé lourdement sur sa créativité pendant des années. Parallèlement, sa passion pour Clara Schumann, alors que son mari déclinait dans un asile, était effroyablement chaotique et exaltée. Pourtant, quand Robert s’éteindra au terme d’un long dépérissement et que Clara sera enfin libre, Brahms réagira en prenant la fuite. Il restera célibataire toute sa vie. Mais il n’échappera jamais tout à fait à son amour pour Clara, pas plus qu’à la pression étouffante que Robert lui avait imposée.
L’infuence de Robert se faisait également sentir sur le plan musical. Brahms avait notamment emprunté au facétieux Robert l’habitude de représenter les personnes de son entourage par des notes, la plus célèbre de ces plaisanteries musicales étant son « motif de Clara », do-si-la- sol#-la (C B A G# A dans la notation allemande), que Brahms a également utilisé dans différentes compositions. Cette symbolique a ceci d’inté- ressant que chaque fois que Robert ou Brahms utilisaient son motif, la présence de Clara était palpable, au cœur de la musique.
En septembre 1850, Robert visita la cathédrale de Cologne, qui venait d’être achevée, et fut galvanisé par cet imposant édifice situé sur la rive du Rhin. Peu après, en un peu plus d’un mois, il acheva ce qu’il allait appeler la Symphonie nº 3 « Rhénane », une évocation en cinq mouvements du légendaire feuve allemand. Avec son premier mouvement vigoureux et bondissant, son scherzo folklorique, son portrait solennel et grandiose de la cathédrale au quatrième mouvement, et son inale joyeux et dansant, cette symphonie fut l’un des rares succès immédiats de sa carrière de compositeur pour orchestre.
En 1883, Brahms se rendit à Wiesbaden, sur le Rhin, pour l’une de ses habituelles retraites de travail. Là, il semble que le feuve lui ait fait penser aux Schumann et à la « Rhénane » de Robert. La symphonie de son mentor était une pièce à programme, basée sur l’image du feuve mythique, mais Brahms refusait catégoriquement d’écrire de la musique à programme. On en a déduit, historiquement, que son œuvre était purement abstraite, ne comportant aucune dimension autobiographique. Mais rien n’est plus faux, et Brahms lui-même n’a jamais prétendu que sa musique était sans rapport avec sa vie – seulement, il n’aimait pas en parler. Il suffit d’écouter les notes pour s’en convaincre.
Cet été-là, sur le Rhin, Brahms écrivit donc sa troisième symphonie. Elle commence par deux accords qui forment le motif central de l’œuvre : fa-la-fa. On entend ensuite un thème audacieux qui, par son rythme robuste, rappelle l’ouverture de la « Rhénane » de Robert, et qui est en fait une citation de ce dernier – non pas son thème principal, mais une bribe de ce thème qui apparaît au milieu du premier mouvement de la symphonie de Schumann. C’est dans cette citation que réside la signification de cette symphonie pour Brahms : comme pour le motif de Clara, lorsqu’il cite Robert, Robert est présent dans la musique. Et Clara aussi, bien sûr. Brahms repense à ces années de sa jeunesse où sa vie et sa carrière étaient inextricablement liées à l’un et à l’autre. À la fin de la symphonie, après quatre mouvements d’une beauté et d’une puissance incomparables, le motif de Robert revient, glissant tout doucement vers le silence. Son harmonie forme une autre citation, qui est le début de la Sonate pour piano nº 26 « Les Adieux » de Beethoven. C’est le sens caché de ces inoubliables dernières mesures de la troisième symphonie de Brahms : Adieu Robert, et adieu à cette époque merveilleuse et terrible.
— TRADUIT D’APRÈS JAN SWAFFORD
Les œuvres de Clara Schumann sur cet album rappellent tour à tour les qualités pittoresques de la Symphonie nº 3, dite « Rhénane » de Robert Schumann (en particulier les lieder et les Quatre pièces fugitives) et le tissage méticuleux de la Symphonie nº 3 de Brahms (en particulier la sonate et le trio).
Tout comme la « Rhénane », les lieder « An einem lichten Morgen » op. 23 no 2 (1856), « Am Strande (1840) » et « Lorelei » (1843) évoquent les splendeurs de la nature ; et, d’une façon typiquement romantique, cette imagerie de la nature se veut aussi l’expression de sentiments humains. Ainsi, les métaphores botaniques de « An einem lichten Morgen » sont une ode passionnée et quasi charnelle à l’amour, portée par des lignes de basses dynamiques et des envolées d’arpèges. Dans « Am Strande », le fux et le refux de sextolets perpétuels représentent tant les marées séparant les deux amants que les élans émotionnels du personnage, entre angoisse et espoir.
Et dans « Lorelei », Clara Schumann réinvente avec éloquence la célèbre légende d’une nymphe attirant à leur perte les marins voguant sur le Rhin, en créant des voix et des textures distinctes pour le narrateur du poème, le marin et la Lorelei. Ces trois chansons utilisent une texture qu’affectionnait Clara Schumann dans ses lieder – de longues phrases vocales fottant au-dessus d’une partie de piano animée.
Les Quatre pièces fugitives, op. 15 (1845) sont généralement plus contemplatives et intimes, mais chacune d’elles fait montre de tout autant de puissance expressive. Le ravissant Larghetto joint un délicat lyrisme au développement de motifs tels des appogiatures mélancoliques ou des arpèges en anacrouses. L’Agitato a été comparé à un « scherzo elfique », tandis que l’Andante espressivo rappelle le style des romances pour piano de la compositrice.
Le Trio pour piano, violon et violoncelle, op. 17 (1846) est peut-être la plus accomplie des œuvres à plusieurs mouvements de Clara Schumann. Les critiques de l’époque vantèrent sa « calme maîtrise formelle » et sa « force abstraite », et il fut fréquemment interprété en concert dans la seconde moitié du 19e siècle (y compris par Brahms). Il témoigne du vaste éventail de ressources compositionnelles de Schumann, du lyrisme automnal du premier mouvement jusqu’aux techniques contrapuntiques du dernier.
La Sonate en sol mineur ne fut publiée qu’en 1991, à l’exception de son Scherzo qui parut d’abord en tant que quatrième des Pièces fugitives (sur cet album, la sonate est présentée séparément des Quatre pièces fugitives). Si le trio et la sonate rappellent certaines traditions classiques, Schumann y intègre nombre d’innovations romantiques, tant dans le traitement de la forme sonate des premiers mouvements que dans le langage harmonique, auxquels elle ajoute ce mariage unique de lyrisme spacieux et de sobre expressivité.
— JULIE PEDNEAULT-DESLAURIERS
Sur la couverture de ma partition du trio figure un magnifique dessin de Clara, la tête légèrement inclinée sur le côté, les boucles tombant autour de son visage, le regard envoûtant. Avant et pendant les séances d’enregistrement, cette image était posée sur mon pupitre tandis que nous nous immergions dans son univers sonore. Elle me captivait, et chaque fois que je la regardais, son expression me semblait subtilement différente, comme si les lignes de ses traits s’adaptaient légèrement à ma perspective du moment.
Alors que la musique vibrait dans l’air, je me suis demandé ce que Clara cherchait à me dire à travers son regard, ce qu’elle penserait de notre prestation tant d’années plus tard, modeste façon d’honorer et de reconnaître sa vie et son héritage. Un enregistrement est une capsule temporelle, et une interprétation ne peut jamais être recréée entièrement à l’identique. Nos humeurs, notre énergie, nos pensées et notre expérience affectent chaque note, évoluant constamment d’un instant à l’autre.
Cet enregistrement représente ces moments particuliers passés ensemble dans le studio – trois instrumentistes et un petit groupe dans la régie, avec nos propres existences bien remplies, laissant les notes de Clara sur la page nous inspirer et nous relier à elle, entre nous et à vous, par-delà le temps et l’espace. Et tout comme son image sur la couverture, même si l’enregistrement ne changera pas, nous vivrons une expérience différente chaque fois que nous l’écouterons. Il se peut qu’un jour nous apprenions quelque chose sur sa vie qui nous amènera à entendre de nouveaux détails dans son œuvre. Il peut aussi arriver que des aspects de notre propre existence trouvent soudainement écho dans sa musique. Ou encore, quelquefois, nous permettrons simplement aux sons de nous envelopper et nous remplir de vibrations, en nous laissant porter par le courant. Je ne sais pas si elle a jamais pensé à son legs et à ce que sa musique allait signifier pour nous, sur tant de plans, toutes ces années plus tard. Elle était simplement poussée à créer et à jouer. À présent, quand je regarde son image, je dis simplement merci, Clara, merci pour cette musique qui est vivante et qui nous touche de façon si intimement personnelle.
— TRADUIT D’APRÈS RACHEL MERCER